15 juillet 2008

Fiche de lecture d’Evelyne BIAUSSER : "Seconde cybernétique et complexité" . Transmis par Hélène

Sous la direction d’Evelyne Andreewsky et Robert Delorme.
Ed L’Harmattan /Collection Ingenium, 2006, 169 pages, ISBN : 2-296-00473-3, EAN : 9782296004733.
Ce livre est né d’un colloque en hommage à Heinz Von Foerster, qui s’est tenu le 24 octobre 2004 à Paris VII, conjointement organisé par l’Afscet[1] et Aemcx[2].
Y figurent deux conférences du « penseur » - la difficulté à le nommer nous indique déjà sa foisonnante transdisciplinarité – sur l’éthique et la responsabilité ; et les interventions de six chercheurs contemporains qui témoignent de son héritage fertile dans des champs aussi divers que la biologie (Henri Atlan), l’épistémologie génétique (Mauro Ceruti), la philosophie morale et politique (Jean-Pierre Dupuy), la psychothérapie (Jacques Miermont), la pensée complexe (Edgar Morin), les mathématiques (Robert Vallée).
L’une des particularités, non des moindres, d’Heinz von Foerster, ayant été, ainsi que le rappelle Robert Delorme, de n’avoir pas écrit de livre, même si en 2003 – un an après sa mort - est parue sous la responsabilité de son fils une collection de douze essais préparée par lui-même.
Sa volonté de ne pas s’enfermer dans les « -ismes » divers a certainement ralenti le défrichage de cette oeuvre pourtant si riche de concepts fondateurs pour l’avancée de la connaissance.
S’il fallait en choisir un, la « cybernétique de second ordre » s’imposerait certainement en premier, comme celui qui a fait entrer le système observant dans le système observé, bouleversant ainsi la fameuse « objectivité scientifique », qui s’appuyait sur la séparation de l’objet et du sujet.
Lorsqu’en 1997 on lui demande s’il est constructiviste, il répond :« non, je suis viennois... »
Derrière la boutade apparente se profile pourtant un contexte signifiant : celui de la Vienne des années 20 –Heinz y est né en 1911-, de ses cercles savants initiant le dialogue transdisciplinaire et le questionnement du questionnement.
A son arrivée aux Etats Unis, en 1949, il devient « l’éditeur » des Conférences Macy, baptisées par lui « cybernetics », où il rencontre Gregory Bateson, Margaret Mead, Norbert Wiener, John von Neumann, Warren Mac Culloch, en un échange multidisciplinaire autour de la causalité circulaire et le feed-back dans les systèmes biologiques et sociaux. Il fonde ensuite en 1958 le Biological Computer Laborary, travaillant sur les concepts cybernétiques et leur application à des problèmes aussi bien techniques que sociaux, jusqu’en 1975.


Esprit original et peu académique, sa contribution à la science et l’épistémologie du XXème siècle, à travers le concept de circularité notamment, aura été primordiale.

[1] Association française de Science des systèmes cybernétiques, cognitifs et techniques qui s’est donnée pour mission d’être un lieu d’échanges autour de la Systémique
[2] Association européenne du Programme Modélisation de la Complexité, construite sur le projet civique de développer l’intelligence de la complexité dans nos pratiques.

Les Responsabilités de la compétence.

« Nous ne pouvons pas demeurer plus longtemps les savants spectateurs d’un désastre global ».
Cette conférence qui est en fait le discours d’ouverture du congrès de l’American Society for cybernetics de décembre 1971, traduite par Evelyne Andreewsky, pose la responsabilité de la compétence cybernétique et donc des cybernéticiens « autour d’un travail commun sur les problèmes de notre temps » ( p 133)
Elle s’ouvre sur le Théorème numéro 2, ainsi nommé par son auteur : « si les sciences dures réussissent, c’est qu’elles sont confrontées à des problèmes doux, alors que si les sciences douces butent sur tant de difficultés, c’est que les problèmes qui sont les leurs sont durs. »
Il en résulte que l’on ne peut utiliser le réductionnisme (c’est-à-dire analyser chaque partie dans le but de comprendre le comportement du système) pour résoudre les problèmes complexes que posent les sciences humaines, ceux-ci étant surtout liés au grand nombre d’interactions entre les parties du système.
Heinz von Foerster propose donc de faire appel à la compétence –qui n’est pas la méthode- développée par les sciences dures, ce que la cybernétique, en tant que science des régulations[1], lui paraît illustrer parfaitement, pour aider les sciences humaines à trouver des réponses.
La régulation apparaît en effet comme un phénomène majeur chez les organismes vivants, puisqu’elle « retarde la dégradation de l’énergie et donc l’augmentation de l’entropie » (p 129), et associée au retard d’entropie et à la computation, elles forment l’essence même de la cybernétique. Comprendre par computation un mécanisme ou algorithme servant à ordonner, l’exemple le plus fréquemment évoqué en étant la Machine de Turing.
Les organismes vivants ont plusieurs façons d’interagir par computation avec leur environnement : soit en développant des langages plus adaptés, soit en modifiant leur environnement, soit en couplant les deux. Dans l’exemple de la Machine de Turing, la computation se décompose en cinq types d’opération : lire une donnée ; comparer deux états ; agir en fonction ; changer l’état interne ; répéter la séquence.
L’auteur applique ensuite cette compréhension cybernétique au cerveau humain, maître d’oeuvre en matière de computation et régulation, en la classant en quatre types de problème. Le problème à un cerveau : ce sont pour lui les neurosciences ; à deux cerveaux : l’éducation ; le problème à n cerveaux : la société ; et commun à tous les cerveaux : l’humanité.
Les neurosciences doivent définir une théorie du cerveau, pas seulement le décrire, mais cette théorie écrite par le cerveau lui-même sur lui-même, place l’autoréférence comme base légitime, de cette science épistémologiquement légitime, qui amène Von Foerster à son Théorème Trois « les sciences de la nature sont écrites par l’homme, celles de la biologie doivent s’écrire d’elles-mêmes. »
Inutile de chercher du côté de Gödel pour tenter de réfuter ce théorème, rappelle l’auteur, l’autoréférence ne relevant pas de ses arguments.
L’interaction entre « deux cerveaux » représentée pour l’auteur par l’éducation, devrait en soi traiter les enfants comme des machines non triviales, alors qu’elle ne recherche qu’à les trivialiser en éliminant d’eux imprédictibilité et création, pour en faire des citoyens prédictibles.
Il donne alors l’exemple des questions d’examen, « questions illégitimes » auxquelles il faut toujours fournir des réponses connues, quand bien préférables seraient les « questions légitimes » de la connaissance : celles où il faudrait inventer la réponse.
Dans les problèmes à n cerveaux, Von Foerster voit en une lacune cybernétique la cause de nombreux dysfonctionnements sociétaux : l’absence d’interaction avec la société pour certains individus qui n’ont pas d’entrée suffisante dans le système pour pouvoir agir dessus. Pas d’entrée, donc pas d’interaction, donc pas de rétroaction, donc pas de régulation, donc pas de computation.
L’auteur propose « un dispositif d’entrée dans la société accessible à tous », ce qui ravirait sans doute nombre de travailleurs sociaux, si la suggestion, certes généreuse, ne restait autant sibylline, pour ne pas dire réductrice [1]!
Les problèmes communs à tous les cerveaux sont illustrés par l’humanité, qui continue de se considérer comme un système ouvert alors qu’elle devrait se concevoir comme un système fermé dès lors qu’elle veut atteindre une population, une économie, et des ressources stables. Or si notre savoir est suffisant sur notre planète pour stabiliser économie et population, nous devrons chercher en dehors de notre planète les ressources matérielles énergétiques, en vertu de la seconde loi thermodynamique. Von Foerster propose à ce sujet d’aller utiliser les 2.10 ¹4 de radiation solaire afin de sauvegarder les ressources organiques de notre Terre.
Il conclut par une boucle éthique : un système social qui ne se régule pas ne produit pas de finalités ; et en l’absence de finalités, les concepts « société » et « système » n’ont pas de sens.
On peut toujours, ironise l’auteur, courir après gloire et succès ; mais nous sommes tous responsables des problèmes traversés par notre temps. Pour les résoudre, travaillons ensemble à mettre en pratique nos idées...

Ethique et cybernétique de second ordre

« Il est impossible de parler d’éthique ».

Dans cette seconde conférence, prononcée lors d’un colloque de thérapeutes familiaux, Heinz von Foerster rappelle que Margaret Mead, Gregory Bateson, Stafford Beer, Gordon Pask, avaient tous une définition différente de la cybernétique, et que par conséquent celle-ci favorise le dialogue interdisciplinaire, autour de la circularité. Peu à peu ce concept de circularité s’étant élargi, il a fini par remettre en cause la séparation observateur/observé, qui a si longtemps fondé le postulat (erroné) de l’objectivité du Scientifique. L’auteur attribue la pérennité de ce non-sens à la peur du paradoxe que développaient les chercheurs : en entrant dans le système observé, l’observateur y fait entrer avec lui ses paradoxes. Grâce aux neurophysiologues et neuropsychiatres qui osèrent écrire les premiers une théorie du cerveau, l’autoréférence fut reconnue, et les cybernéticiens durent et purent rendre compte de leur propre activité circulaire : c’est ainsi que naquit la cybernétique de second ordre (par opposition à la première qui ne faisait pas entrer le système observant dans l’observation).
Ceci entraîna un véritable schisme épistémologique, visible notamment dans la thérapie familiale, l’enseignement, l’apprentissage, les Organisations.
Et aussi la morale. Pour von Foerster, quand l’observateur se place en dehors du système, on est dans le champ de la morale ; quand il interagit avec le système, on entre dans l’Ethique.
Bien qu’avouant sa difficulté à la définir – il se réfère pour s’aider au Tractactus Logico-Philosophicus de Wittgenstein, un autre viennois ! - il est sûr que l’éthique n’a rien à voir avec la punition et la récompense, elle est bien plutôt autoréférentielle, et « implicite » (p 140), sous peine de dégénérer en moralisations.
Pour qu’elle reste implicite, il fait appel à « deux dames » (car il ne dédaigne pas la métaphore) qui sont la Métaphysique et la Dialogique.
Et il y va de son postulat métaphysique, donnant ainsi une définition assez peu orthodoxe : sont métaphysiciens ceux qui tranchent « ce qui est par essence indécidable » (par exemple, l’origine de l’univers), car seules les questions indécidables nous laissent libres de décider, les autres entraînant des réponses déterminées par le cadre où on les pose.
Cette liberté extrême va de pair avec la responsabilité de nos choix, le plus souvent fuie, d’après l’auteur, que ce soit par la Hiérarchie qui la dilue, ou l’objectivité de l’observateur, qui la nie.
On en vient donc aux deux grandes options épistémologiques, déterminisme ou liberté constructiviste : où je regarde le monde sans y être, je ne peux que découvrir ses règles ; ou j’en fais partie et alors je l’invente.
Le monde se sépare de ce fait en deux types d’individus : les découvreurs (astronomes, physiciens, ingénieurs), et les inventeurs (biologistes, poètes, thérapeutes familiaux)[1].
Et citant Ortega y Gasset : « l’homme est condamné à être libre », Heinz von Foerster donne la réponse que lui a soufflé l’éthique : « agis toujours de façon à augmenter le nombre de choix possibles ».
L’auteur relate ensuite son expérience de la glace sans tain, lors d’une séance où il avait suivi ses amis les thérapeutes familiaux, par laquelle il a découvert « les pas de danse du langage », telle une pratique magique. Le langage est lui aussi une pratique de second ordre, circulaire, auto référentielle, puisqu’il faut un langage pour parler du langage. Heinz von Foerster différencie l’apparence et la fonction du langage. La première est descriptive, permet la conscience de soi, la seconde est constructive et tournée vers autrui, c’est en cela qu’elle rejoint l’éthique.
A l’image de son langage et grâce à lui, l’humain est dialogique : soi et l’autre tout ensemble, soi et son contraire, toujours deux en un, avec la formidable capacité à relier les contraires qui l’habitent.

Des concepts épistémologiquement féconds.

« Nous pouvons placer nos buts au-delà de la gloire et du succès ».

L’auto-organisation.
Un demi siècle a passé depuis sa création, durant lequel ce concept – dont Heinz von Foerster a été le pionnier - a continué son rôle d’incubateur.
Henri Atlan, notamment, a poursuivi ses recherches biologiques autour de l’auto-organisation, structurelle, fonctionnelle et intentionnelle.
Par l’auto-organisation structurelle, il a cherché à découvrir comment des structures stables émergeaient à partir de conditions aléatoires, structures dépendant en partie des conditions initiales du système, mais pas seulement, puisque des conditions initiales identiques ne donnaient pas naissance à des réseaux à structure identique. Il a montré que les contraintes locales viennent complexifier le système, qui s’auto-organise alors différemment.
L’auto-organisation fonctionnelle s’attache à l’émergence des fonctions d’un système.
Si l’on envoie des éléments perturbateurs dans un réseau, il s’organise vers la stabilisation. Le réseau est capable en outre de créer ses propres critères de reconnaissance des séquences perturbatrices, sans que personne ne l’ait programmé. Quand il reconnaît les séquences perturbatrices, il se stabilise. Et il est capable de le répéter, en créant ainsi une fonction.
Bien que l’auto-organisation intentionnelle reste pour l’heure du domaine de l’imagination, Henri Atlan se prend à croire que l’on pourrait créer des machines dont la finalité serait une propriété émergente. Celles-ci seraient alors capables de mémoriser l’état final souhaité ainsi que les étapes pour y parvenir.
L’état final devrait ressembler à un état mental émotionnel. Il réfute, pour sa part, l’explication de l’action rationnelle qui fait remonter l’intentionnalité à la présupposition d’états mentaux intentionnels. Pour sortir de ce syllogisme, il faut donc que les buts soient internes au réseau, qu’il émergent de sa dynamique propre.
Il suggère alors une « fonction de satisfaction » pour que la machine sache reconnaître le but désiré. Pour cela il suffirait d’introduire un second réseau « observateur » qui établirait et trierait les liens entre les états et les buts. Ainsi cette fonction de satisfaction serait une émergence, résultant de l’histoire du réseau et de ses interactions avec son environnement, comme cela existe dans l’émergence biologique. En fait Henri Atlan croit la modélisation de l’intentionnalité possible.
Mauro Ceruti applique plutôt l’auto-éco-organisation à l’écologie du changement humain. L’auto-éco-organisation d’un système agrandit ses possibles, engendrant un système plus global né des interactions entre des systèmes hétérogènes. Il faut bien qu’il y ait réseau pour qu’il y ait émergence de vie et /ou d’intelligence, et il faut bien qu’il y ait liens pour que les possibles évoluent. La stabilité de notre histoire humaine est toute fictive, plutôt le fruit d’une « tache aveugle cognitive »[2], et Mauro Ceruti s’appuie sur la théorie des bifurcations de Prigogine ou celle des équilibres ponctués de Gould et Eldredge, pour nous peindre un univers dual, toujours fait de changements brutaux et de périodes stabilisées, de complémentarité entre continu et discontinu, de co-production entre ruptures et effets récursifs et stratifiés, bref une histoire écrite à deux voix par la variété et la redondance.
Le discours scientifique réclame donc une attitude contextuelle, admettant les contingences, les dynamiques écologiques globales et la limite de certains seuils, comme opérateurs d’explication à interroger, attitude qu’ont préconisée les pionniers Heinz von Foerster et Thomas Kuhn.
Aujourd’hui l’effet réseau, en charge de bien des possibles d’adaptation, voire de création (au sens von foerstien), semble prometteur pour l’identité humaine, nouvellement confrontée au « relâchement des liens biologiques » (p 56) par les technologies et l’interaction d’espaces multiples. Comme semble prometteur le possible de l’émergence d’une forme nouvelle de conscience accompagnant l’humanité vers une réflexion plus sereine et plus responsable sur son devenir.
Mauro Ceruti rend en définitive hommage à von Foerster pour son originalité rigoureuse ayant libéré une qualité cognitive et éthique supérieure.
En reprenant le célèbre « order from noise » de von Foerster, Edgar Morin revient sur l’intrication des concepts d’ordre, désordre et organisation, qu’on ne peut plus dissocier aujourd’hui : l’ordre naît du désordre, l’organisation de l’interaction des deux autres, car ils ne sont en aucun cas opposés, mais complémentaires. Le concepteur de La Méthode avoue la très grande influence que les réflexions de von Foerster ont eue sur son œuvre, et sur l’épistémologie en général : l’auto-organisation d’un système vivant par la dégradation de l’énergie de son environnement lui a inspiré le rapport dialogique autonomie/dépendance, ouverture/fermeture, la récursivité lui a inspiré la causalité complexe, bref la compréhension élargie d’un système complexe, en rompant avec les contraires jusque là uniquement conçus comme opposés.
Il reconnaît aussi devoir à Heinz von Foerster l’héritage de la détrivialisation des connaissances, ayant eu le mérite de signifier qu’on ne peut appliquer une logique de machine déterministe triviale aux sociétés, et l’ayant mis sur la piste d’une logique complexe pour les comprendre.
L’épistémologie dont ne se reconnaissait pas von Foerster était celle qui plaçait l’épistémologue au-dessus des connaissances, tel un dieu surplombant les nuages.
Mais pour Edgar Morin, la cybernétique de second ordre, la connaissance de la connaissance qui identifie un métaniveau dont fait partie l’observateur, ne peut que reconnaître la position épistémologique.
En tant que computation de computation d’une réalité, la connaissance est traduction et reconstruction d’une réalité par la circularité objet/sujet, elle se construit l’un par l’autre, car les effets sont à la fois producteurs et produits, ce qui amena un bond qualitatif dans la connaissance du XXème siècle.
Enfin, « penser au second degré favorise notre liberté » (p 102) et ouvre le champ des possibles, c’est là que l’épistémologie foerstienne rejoint l’éthique, la récursivité engendre aussi l’éthique[3].
Jacques Miermont a été sensible, lui, aux autocontradictions fructueuses de von Foerster et aux conséquences qu’elles ont pu avoir sur la clinique en thérapie familiale.
Il pense notamment à l’auto-organisation appliquée aux flux énergétiques sur le terrain clinique, dont le transfert touche l’alimentaire, le financier, l’économique, l’affectif, bien visible dans le symptôme de l’épuisement, épuisement des familles, des patients, des thérapeutes.
L’auto-organisation de ces différents systèmes impliqués dans des interactions complexes pose le problème des frontières protectrices de ces systèmes. Quelle est, par exemple, la frontière d’un système auto-organisateur quand il n’est pas contenu par la peau ? En thérapie, la frontière entre le dedans et le dehors du système bouge sans cesse, obligeant à considérer les multiples circuits reliant les sous-sytèmes aux interfaces de l’organisme et de son environnement.
Le système nerveux est 100000 fois plus sensible aux changements intérieurs qu’extérieurs, et les psychiatres ont « à faire » avec ce système hautement sensitif modifiable à chaque minute, qui fait de l’homme une machine non triviale imprédictible.
Heinz von Foerster pensait qu’une machine non triviale, pour aboutir à une stabilité, créait une clôture organisationnelle - thèse exploitée ensuite par Maturana et Varela - mais Jacques Miermont rappelle que le déterminisme du processus restant encore inconnu à notre explication…il est pour l’heure inopérationnel dans la clinique.
L’autonomie des systèmes observants/observés.
Rappelons que la cybernétique de second ordre fait entrer l’observateur dans le système observé, en tant qu’il interagit dans le processus d’observation et le construit. On a fait quelquefois reproche de fermeture à la causalité circulaire, comme un cercle se refermant sur lui-même.
En fait Von Foerster précisera dans Understanding understanding[4] que l’autonomie des systèmes observants/observés émerge de l’oscillation entre l’autoréférence donnée par la cybernétique de second ordre et l’hétéroréférence fondant la cybernétique de premier ordre. Ce qui élargit considérablement les frontières du cercle…
Jacques Miermont illustre cette position par l’exemple de la clinique.
En psychanalyse, la mixtion de ces frontières s’appellent transfert et contre-transfert, et les cliniciens systémiciens ont élargi le système observant /observé avec les travaux sur les schismogénèses, les résonances, l’inversion des regards par la glace sans tain, l’équipe réfléchissante, les oppositions de phase entre familles et équipes, ce qui a eu pour effet de co-inventer de nouveaux contextes de confiance et d’interactions possibles avec les patients et les familles.
Il cite l’exemple des schizophrènes que familles et thérapeutes aident dans la connaissance de leurs frontières et obstacles afin de les guider vers une nouvelle autonomie. Le Psychiatre rappelle aussi qu’un thérapeute familial a intérêt aujourd’hui à croiser l’éthologie cellulaire de von Foerster avec l’éthologie comparative de K .Lorenz et l’éthologie cognitive de J Vauclair, sous peine d’appauvrir sa lecture, en se privant des propriétés auto-réflexives de la connaissance, notamment celles des fonctions mimétiques de la communication (tel que l’enfant apprend son rôle social par exemple), ou la théorie de l’empreinte ( l’oisillon s’attache à son observateur) pour mieux pénétrer l’auto/inter construction de la rencontre (je ne sais pas ce que l’autre fera de moi ni ce que je ferai de lui, mais cela se produira…), information étendue sur les mécanismes récursifs à l’œuvre. Bref, si von Foerster croyait que nous inventions notre environnement, il a peu dit comment nous l’inventions dans la rencontre.
Avec l’historiette de la « pouloïde », Jean-Pierre Dupuy retrace un épisode où la tache aveugle cognitive personnelle de von Foerster est devenue un peu moins aveugle !
En 1941, déplacé en Silésie, Von Foerster, pour se rendre tous les jours à son laboratoire de recherche, traversait en vélo des cours de fermes. Où il tuait de temps à autre un poulet se jetant sous ses roues. Plus il accélère, plus le poulet rencontre inévitablement son vélo. La reproductivité de l’événement lui pose question : le poulet est-il par nature suicidaire ?!
Il se trouve en fait que le poulet ne veut pas perdre la bicyclette des yeux, car il l’identifie comme une menace, mais qu’il ne voit que dans une perpendiculaire au déplacement de celle-ci. Il en résulte que s’il ralentit, Heinz reste dans l’intervalle des vitesses fatales pour le poulet. Il lui faut accélérer pour que la trajectoire du poulet (qu’il a baptisée « pouloïde ») ne rencontre pas son vélo. Le reste est calcul mathématique !
De son propre aveu, cet épisode lui fit entrevoir que le poulet n’était pas seul en cause dans ce problème, et qu’il devait y faire entrer l’observateur interagissant, s’intégrer dans le système observé pour le transformer, devenant ainsi une machine non triviale
Jean-Pierre Dupuy poursuit ses souvenirs de rencontres von foerstertiennes signifiantes avec celle du CIDOC, centre de Recherches d’Ivan Illitch. En 1976, il travaillait avec celui-ci sur « la contreproductivité », qui consistait à dire que passés certains seuils, la production hétéronome paralysait la production autonome, entraînant un cercle vicieux contreproductif, tel qu’on peut le voir dans tous les grands systèmes comme l’éducation, la santé, le transport, qui obtiennent alors l’inverse de ce qu’ils recherchent.
Heinz von Foerster assiste en ami au séminaire et rétorque une autre hypothèse à Illitch : plus les individus ont des relations rigides « triviales » dans le système, plus ils vont croire que le système agit par lui-même et possède une autonomie propre qui échappe à ses membres. Peu importe d’ailleurs, pour Von Foerster, ce point de vue intérieur est tout autant objectif que celui de l’extérieur.
Jean-Pierre Dupuy avoue que cette idée « qu’un système est capable de créer sa propre extériorité » (p 66) a orienté toute sa vie intellectuelle.
On peut sans doute reconnaître en Von Foerster le pionnier qui a fait reculer les frontières trop étroites de l’autoréférentiel et de l’hétéroréférentiel, franchissant par là un pas décisif pour l’appréhension de la complexité des systèmes.
Jean-Pierre Dupuy regrette néanmoins que la cybernétique « ait raté son rendez-vous avec la biologie » (p 72) , et déplore la solitude scientifique qu’a connue Von Foerster à la fin de sa vie, seulement troublée par les psychothérapeutes…Analyse que Jean-Louis Le Moigne renverse : c’est parce que les psychothérapeutes sont confrontés à la complexité humaine que von Foerster trouvait chez eux un terreau favorable à sa réflexion épistémologique. Et de citer comme preuve de reconnaissance bien réelle, Jean Piaget s’adressant au chercheur austro américain : « d’un bout à l’autre nous avons en commun une même épistémologie constructiviste »[5]
L’écologie de l’action.
On peut, pour parfaire la compréhension des thèses von foerstiennes, faire le choix sans les trahir, de regrouper trois caractéristiques construisant son écologie de l’action : liberté, créativité et éthique. L’une n’allant pas sans l’autre, et chacune construisant l’autre.
En effet, « l’homme est condamné à être libre » chez von Foerster, et le penseur illustre ce choix de lui-même en ne voulant pas se laisser enfermer dans une doctrine réductrice. Il préfère questionner ses représentations.
En cela il étoffe sa créativité cognitive, ainsi que l’illustre Mauro Ceruti avec ses deux types de changements de la connaissance, l’un quantitatif, né de la conscience « je sais que je ne sais pas » et qui va engendrer un accroissement de notre savoir ; l’autre qualitatif, né de l’expérience « j’ignore ne pas savoir », qui lui, engendre une remise en question de notre cadre de références.
On voit que la liberté de se laisser aller au second type engendre la créativité. Plus grande est la liberté, plus grands seront nos espaces de possible, plus prégnante sera notre responsabilité devant l’espace de ces choix. Ethique, liberté et créativité, qui sont en filigrane dans toute l
a pensée von foerstienne, se nouent dans son aphorisme : « agis toujours de manière à augmenter le nombre de choix possibles. »
On ne peut donc que recommander la lecture de cet « Hommage », tout à la fois synthèse, mémoire, héritage, définition, et reconstruction créatrice, à quiconque souhaite augmenter son champ des possibles.


[1] Rappelons quand même, malicieusement, que le public est composé de thérapeutes familiaux ! (note d’EB)
[2] notion introduite par Heinz von Foerster pour signifier que, auto-suffisants avec notre savoir,
nous éliminons tout ce qui semble le mettre en question, paradoxes, ruptures, anomalies...tout ce qui risquerait en fait de nous rendre créatifs !
[3] Peut-être pouvons-nous regretter que la réflexion éthique de von Foerster ne se soit pas davantage poursuivie ? (note d’EB).
[4] Springer, New York, 2003.
[5] Réponse de Jean Piaget à Heinz von Foerster pour son 80ème anniversaire, Genève, 1976.

[1] commentaire d’EB.

[1] il rappelle à ce sujet qu’avant Norbert Wiener, elle se définissait comme « étude des causes circulaires et mécanismes de rétroaction en biologie et sciences sociales ».

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